ACCUMULATIONS SENSORIELLES
LIGNE 07 | ART | HIVER 2023
Texte | Claire-Marine Beha
Photos | Jean-Michael Seminaro
Énigmatique, organique, symbolique, itératif, l’art de Cara Déry peut être qualifié d’une multitude de façons. L’artiste visuelle qui réside à Longueuil donne vie à des pièces curieuses qui, par leur évocation d’une certaine mutation, fascinent et font écho à nos propres ondulations intérieures.
Ce n’est pas étonnant d’apprendre qu’à l’origine de ses œuvres se trouve une grande fascination pour les paysages, mais les paysages de « l’entre-deux », ceux qui s’érigent de manière brutale et éphémère, après la démolition et avant la construction.
« J’ai toujours été happée par les transformations du paysage, par la destruction des lieux au profit de l’économie et les montagnes de déchets que ça engendre. J’ai notamment travaillé sur les haldes, qui sont les montagnes de terre créées par les mines à ciel ouvert », explique l’artiste qui extirpe alors ses amas de leur contexte de travaux afin de concevoir des œuvres complexes aux formes abstraites.
Pour donner corps à son exploration inusitée des territoires en excavation, Cara Déry utilise plusieurs matériaux : peinture sur plexiglas, maillage de plastique, dessin au graphite et à l’encre noire sur papier mylar, broderie, etc. Malgré la diversité des techniques, ses œuvres en 2D et 3D revêtent toutes un aspect fantomatique, parfois exacerbé par des
jeux de lumière.
Ce qui frappe, c’est le champ des possibles ouvert par ces amoncellements attractifs. Ces derniers se démarquent par la répétition de motifs et les infinis détails qui les composent. On peut parfois y voir une montagne, une plante, des taches qui rappellent étrangement le test de Rorschach, un organisme vivant, des racines souterraines ou encore un réseau de connexion technologique. Cette versatilité formelle ajoute à l’expérience de contemplation du public et brouille les pistes.
En effet, difficile au premier regard de comprendre que les sculptures et installations de l’artiste sont issues de la métamorphose ingrate de l’espace urbain : un sujet qu’on ne soupçonne pas aussi fertile.
« J’ai le désir profond de créer du beau avec du laid tout en questionnant notre rapport à la nature », relève-t-elle. Sublimés, ces entassements inesthétiques passent du statut de débris oubliés à celui de particules fascinantes. Ce renversement de la perception confère à la démarche artistique de Cara Déry une aura poétique irrésistible.
À force d’exploiter ces reliefs créés par l’activité humaine, Cara Déry y a décelé une analogie avec les débris intimes qui nous habitent.
« Alors que je chassais les dépôts de neiges, j’ai pris conscience que tout le chemin parcouru depuis les 15 dernières années m’amenait à me questionner sur mes propres montagnes de déchets au quotidien. »
Depuis quatre ans, avec le projet La lourdeur poétique du quotidien, un maillage poussiéreux, elle poursuit donc ses recherches sur nos propres amoncellements – qu’on peut lier à des thématiques comme le bagage émotionnel qu’on emmagasine ou encore les tâches domestiques éreintantes qui s’accumulent –, et collecte soigneusement de la mousse de sécheuse dont elle révèle la singularité grâce à l’impression numérique et au dessin.
« Je travaille par projet, et ces projets peuvent durer plus de cinq ans, détaille-t-elle. J’élabore un corpus d’œuvres à partir d’un même thème et je vide la question, j’épuise les possibilités jusqu’à ce que j’aie fait le tour de la question, autant matériellement qu’idéologiquement. »
L’usage du filament d’acide polylactique (PLA) lui a récemment permis de pousser encore plus loin l’accumulation et la transparence dans son travail.
« C’est un matériau formidable qui me permet de donner corps à une poésie visuelle du geste et de la trace. »
En résultent des œuvres sculpturales qui semblent presque vivantes et qui bouclent un cycle en générant… de nouveaux reliefs !
CARA DÉRY
Sur Instagram @caradery
Sur Facebook @caraderyartiste
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