ÉTOILE DU NORD
LIGNE 11 | RENCONTRE | HIVER 2024
Texte | Muriel Françoise
Photos | Kristopher Grunert + Alex Fradkin + Iwan Baan + Bent René Synnevåg + Mir Visuals


Projet architectural phare du Canada, le Fogo Island Inn, ouvert sur une petite île au nord-est de Terre-Neuve en 2013, a sorti la communauté locale de l’ombre. Il a aussi mis en lumière le travail de Todd Saunders, fondateur du studio éponyme, en Norvège. Ligne a profité de l’un de ses séjours sur la terre de ses ancêtres pour poser avec lui un regard sur son œuvre transatlantique.
Ligne | Quelle empreinte votre jeunesse passée à Terre-Neuve a-t-elle laissée dans votre mémoire?
Todd Saunders | J’ai été marqué par son paysage, très aride et différent de ce qu’on peut voir ailleurs. J’aime m’y promener, sentir ses parfums, cueillir des baies… Il est pour moi comme un vieil ami. On y trouve une architecture extrêmement simple et fonctionnelle que j’ai mis du temps à apprécier à sa juste valeur. J’aime aussi la façon dont on y bâtit. J’ai beau avoir appris à créer de façon conceptuelle, je travaille plutôt comme j’ai appris à le faire enfant en construisant des cabanes pour mes oncles. L’hiver, ils discutaient avec des clients, créaient des maquettes, s’entendaient avec eux sur un prix, puis se lançaient dans la construction à la main en partant de rien, sans même l’électricité. Je reviens toujours à ce cheminement. Les relations humaines sont très importantes dans mon travail. Cela fait dix-huit ans que je viens à Terre-Neuve pour des projets, et j’aime y retrouver les gens avec lesquels j’ai travaillé.



L. | Comment avez-vous approché la conception du Fogo Island Inn?
T. S. | J’ai posé beaucoup de questions. Je voulais comprendre ce qui était vraiment important. À l’île Fogo, il s’agissait du local. Nous avons récolté de nombreux avis, et pris notre temps. Il était essentiel de ne pas nuire au paysage, et de créer une sorte de grande maison plutôt qu’une infrastructure hôtelière. Je suis heureux d’y être parvenu. Tout y a été fait main, avec le plus grand soin. Entre le design et la construction de l’hôtel, six ans se sont écoulés. Nous avons aussi dessiné le mobilier intégré, et collaboré avec vingt designers. Les chaises Punt ont ainsi été fabriquées par Élaine Fortin, à Montréal.
L. | Pour ce projet, vous vous êtes appuyé sur l’architecture vernaculaire de l’île Fogo. Que peut-elle enseigner aux architectes d’aujourd’hui?
T. S. | L’architecture vernaculaire apporte toutes les réponses aux questions que l’on peut se poser. Tous les matériaux et les détails des maisons ont été éprouvés au fil du temps. Pour le Fogo Island Inn, nous nous sommes inspirés des vieilles maisons de pêche sur pilotis que l’on y trouve, car le terrain est irrégulier. Le plus important, quand on construit à Terre-Neuve, est de garder la notion d’échelle à l’esprit. Il est hors de question d’avoir une maison deux fois plus grande que celle du voisin, qui aurait la même forme que celle-ci. C’est pour cette raison que j’aime beaucoup le studio Bridge (destiné aux résidences d’artistes, NDLR), dont la silhouette répond parfaitement à celle du studio Squish sur le site.



L. | Quel a été le principal défi de ce projet?
T. S. | Il est apparu en cours de projet, lorsque nous avons pris la décision de tout fabriquer sur l’île. Ce choix, qui l’a rendu véritablement local, a abouti à quelque chose de très positif. Le défi consistait à faire un projet à la fois ancien et moderne. Il est important qu’une culture, comme celle de l’île Fogo, évolue pour survivre, mais il y a des choses qui ne doivent pas nécessairement être changées pour autant, parce que, comme la roue, elles fonctionneront toujours.
L. | Quelle résonance le projet à l’île Fogo a-t-il eue dans votre carrière?
T. S. | Il m’a ouvert de nombreuses portes. Toutes les conversations avec les gens rencontrés pour ce projet n’auraient probablement jamais eu lieu autrement. J’étais dans ma trentaine lorsqu’on m’a confié ce projet très complexe. Depuis, je suis plus à l’aise face à des défis de cette ampleur. Et, grâce à lui, j’ai appris à écouter et à travailler en équipe.
L. | À la lumière de votre expérience, quelle est la meilleure façon de travailler avec la communauté locale?
T. S. | Il faut commencer par poser un maximum de questions ouvertes pour connaître les besoins des gens qui forment cette communauté et ne pas venir avec des idées préconçues. Il faut toujours être très transparents dans les échanges, et se souvenir que les gens du coin connaissent l’endroit mieux que quiconque. Qu’aiment-ils dans leur communauté? Quels sont les points forts de l’endroit? Qu’est-ce qui leur manquerait si une chose venait à disparaître? Et qu’est-ce qui pourrait être apporté à la vie de la communauté? C’est comme dans un projet que nous avons mené au Labrador, où il n’y avait aucun lieu en ville favorisant les rencontres. Nous avons donc suggéré que le nouveau bâtiment soit une sorte de square où les gens pourraient se croiser comme ce pourrait être le cas sur la rue Saint-Denis ou sur le Mont-Royal, à Montréal.



L. | Comment décririez-vous l’esthétique de votre studio transatlantique? Comment parvenez-vous à entrelacer les héritages scandinave et nord-américain?
T. S. | J’ai fait le contraire en Norvège. J’ai mêlé l’architecture nord-américaine à l’architecture scandinave pour mes projets résidentiels. Et cet apport canadien fait une grande différence. Les architectures norvégiennes et terre-neuviennes se ressemblent beaucoup, mais on peut observer des différences subtiles qu’on peut observer si on s’y connaît un peu. Il y a beaucoup de copies de design scandinave en Amérique du Nord, ce qui est très regrettable, et que je tiens à éviter dans mes projets. Pour le projet à l’île Fogo, nous avons fait une nouvelle lecture de l’architecture locale. L’apport scandinave se limite à la simplicité avec un choix de matériaux et de détails très rudimentaires en privilégiant le côté fonctionnel des choses.
L. | Que peut ajouter une architecture audacieuse à un paysage comme celui de l’île Fogo?
T. S. | Nous avons posé différents choix avec des partis pris esthétiques forts, car le lieu le permettait. Les studios sont des sortes de repères dans le paysage. Le studio Tower est, par exemple, le premier bâtiment qu’on aperçoit en arrivant sur la péninsule. Si une architecture particulière peut s’intégrer incroyablement bien dans un environnement, j’ai aujourd’hui plutôt tendance à fondre mes projets dans le paysage, car il reste fort peu de lieux intacts sur la planète. Pour un projet auquel nous venons de mettre la dernière main dans le Maine, nous avons, par exemple, caché un bâtiment dans les bois. Il respire le calme comme la forêt qui l’entoure.

L. | Quel rôle la matérialité joue-t-elle dans vos projets, comme celui du Tekαkαpimək auquel vous faites référence, dans le Maine?
T. S. | Ce projet, qui se trouve en pleine forêt, a été construit en bois, un matériau utilisé depuis toujours par la communauté locale. Nous voulions un matériau qui s’intégrerait au mieux dans la nature et qui proviendrait du lieu même. Le but était d’être le plus local possible. C’est notre priorité pour chaque projet. Nous nous efforçons toujours de travailler comme les locaux l’ont fait depuis plusieurs siècles. Le bois m’intéressait aussi pour sa flexibilité, cette qualité peut le rendre très expressif, poétique même. Il autorise aussi certaines erreurs, contrairement à la pierre ou au béton.

L. | Pour quel site canadien rêvez-vous de pouvoir un jour concevoir un projet de grande ampleur ou, au contraire, plus intime?
T. S. | J’aimerais contribuer à l’aménagement d’un large réseau de sentiers de randonnées qui traverserait le Canada avec des constructions qui ne seraient pas à visée commerciale. Les gens pourraient y loger ou s’y reposer gratuitement au milieu de la forêt, par exemple, le long d’une voie cyclable. Amener les gens dans la nature au Canada n’est pas simple, surtout pour de longues distances. Or le pays offre cette possibilité de « se perdre » dans la nature, qui sait se montrer si généreuse pour ceux qui font l’effort d’aller à sa rencontre. Toutes les provinces devraient être connectées. On devrait être capable d’aller du nord au sud ou de l’est à l’ouest sans devoir monter dans une voiture. Ce serait super de marcher vers une maison où l’on pourrait déguster des pancakes au milieu de la forêt, au Québec, ou vers une cabane où on pourrait emprunter un canoë, dans l’ouest.

SAUNDERS ARCHITECTURE
Sur Instagram @saundersarchitecture + @fogoislandinn
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